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Conversation avec Cécile Brunet Ouvrard

Janvier 2022

Artiste peintre à Chevry, France.


Des corps contorsionnés dont chaque os, muscle et tendon semblent en tension virevoltent en perspective plongeante, comme les personnages d'un cirque en tourmente... Les tableaux de Cécile ne laissent pas indifférent : leur univers surréaliste attire tout de suite l'oeil par la virtuosité de leur réalisation ; en s'approchant, on réalise que chaque détail en cache un autre. À la fois effarée par ces scénarios cauchemardesques et médusée par la poésie de ces personnages en chiaroscuro, je demande à Cécile comment réagissent les autres personnes qui regardent ses tableaux.


Ceux que ça interpelle demandent des explications et, très rapidement, se mettent à parler d’eux. Un jour quelqu’un m’a dit : « Moi aussi je sais ce que c’est, j’ai fait une fausse couche » ; ou quelqu’un d’autre : « Moi aussi je me suis longtemps drogué », alors que ce ne sont pas des choses qui me sont arrivées.



Tu as une connexion avec la souffrance des gens ?


Oui, avec la souffrance et avec l’espérance. Il y a des moments de la vie insupportables, mais il y a aussi l’espoir, et cet équilibre permanent est plus ou moins contrasté chez les gens.


D’où te vient ton style, tellement particulier ?


Si je peins comme ça, c’est du fait de mon histoire personnelle, très intime. C’est du fait de mes études d’histoire. C’est du fait de l’œil que j’ai toujours eu vers la philo et la psycho. Mais je pense que s'il y a un mot, c’est « Histoire ». Quand on fait des études d’histoire, on fait de l’Histoire avec un grand H pour, en translatant, s’approprier sa propre histoire. Donc mes premiers pas vers ma peinture telle qu’elle est aujourd’hui, je pense que c’était déjà avec mes études d’histoire.



Tu m’as dit que tu dessinais avant de te mettre à la peinture – c’était déjà dans ce même style ?


Oui c’était la même démarche. Je faisais une thérapie et mon psy s’est aperçu que je dessinais ; il m’a dit que certains pans de mon expression ressortaient mieux à travers mes dessins, et m’a demandé de lui en apporter. J’arrivais avec deux ou trois dessins par semaine ; je faisais ça comme des devoirs d’écolière ! Et très vite je me suis aperçue que quand je dessinais un cauchemar que je faisais de manière récurrente depuis des années, il ne revenait plus.


Tu résous donc des questions psychologiques dans tes peintures, comme une thérapie ?


Oui. Encore aujourd’hui je garde cette démarche-là : je pars de mes cauchemars. Je fais deux ou trois cauchemars par nuit depuis quarante ans, et plutôt que de me laisser apeurer ou abattre, je les exploite.


Depuis le départ, la figure féminine est en avant dans mes cauchemars, donc c’est elle que je mets sur papier à la base. Au départ les femmes que je représentais étaient des sub-corps – elles n’avaient pas de pieds ou de mains, pas de nez… C’est petit à petit que le corps de mes femmes a pris forme : c’était une étape où je réconciliais la femme avec son corps. Ensuite j’ai eu une étape où je réconciliais la femme avec son anima et son animus, son masculin et féminin, pour comprendre ce qui faisait d’elle un être humain. Mais c’était toujours centré sur un individu. Maintenant, depuis deux ou trois ans, je suis dans une nouvelle étape : mes peintures ont un mouvement centrifuge, vers l’extérieur. Il y a toujours le récepteur, un personnage qui ressemble à une femme mais qui est riche à la fois de féminin et de masculin ; et il y a un émetteur, c’est à dire un objet extérieur et un décor. Et ces objets extérieurs sont sciemment déformés. Ça devient de plus en plus symbolique.



Je n’ai jamais un sujet principal – certaines personnes m’ont dit qu’elles n’aiment pas ne pas avoir de point focal, ça foisonne trop, mais moi j’aime avoir le tournis.

Mais est-ce que tu représentes directement ce que tu vois dans ton cauchemar ?


Quand j’ai commencé à peindre mes cauchemars, j’avais une image de départ que je claquais sur la toile. Ça donnait quelque chose qu’on m’a décrit comme « hystérique », « sanguinolent », « dark ». Et puis un jour une dame qui regardait mes tableaux m’a demandé « Mais pourquoi vous peigniez seulement vos cauchemars, pourquoi pas vos rêves ? » En fait je ne fais pas de rêves ! Mais je me suis quand même posé la question : pourquoi est-ce que j’impose mes cauchemars aux autres ? Donc je me suis mise à essayer de les dépersonnaliser : j’essaie de comprendre ce que me dit le cauchemar, et ça me permet d’édulcorer tout ce qui est un peu trop « gore » ; et là, les gens s’y retrouvent mieux. Ce que je peins n’est plus juste quelque chose de personnel, mais un message que beaucoup de gens peuvent ressentir à un moment de leur vie.



Dans tes peintures, les personnages sont tirés vers le haut du tableau, vers la lumière...


Il y a des gens qui voient le contraire, les personnages sont tirés vers le bas ! Alors on peut être les deux – intellectuellement tirés vers le haut, et affectivement vers le bas… On est tellement bourré de paradoxes ! Je n’ai aucun rapport avec les religions monothéistes, et pourtant j’ai vraiment l’impression qu’on est notre propre Dieu, qu’on a une omnipotence de notre vie qui est très forte. Et grâce à la peinture, j’ai compris ça, que je n’étais pas qu’un intellect (comme je le croyais quand je faisais mes études), que j’ai un corps, mais que je ne suis pas qu’un corps, que je ne suis pas qu’un cœur et des sentiments, que je ne suis pas qu’un esprit – qu’on est un tout, et que parfois une facette ou l’autre prend le dessus. Si on n’arrive pas à faire un lien et accepter tout ça, on ne peut pas être épanoui.


Cécile me montre un tableau intitulé « Les tentaculo-virus : inspiration spirituelle ou aspiration chtonienne ? ».


Celui-ci est né d’un cauchemar en relation avec le Coronavirus. On a chacun un petit virus intérieur – est-ce qu’il nous fait du mal comme un démon infernal, ou au contraire est-ce qu’on peut en faire quelque chose de positif ? Pour moi, c’est un peu une allégorie des addictions : est-ce qu’il faut absolument les combattre, ou est-ce qu’on peut en faire quelque chose d’utile ? Mes troubles alimentaires, c’est le même processus dans ma tête que les addictions. J’ai longtemps essayé de m’en défaire, on m’a aidée, j’ai été hospitalisée, mais ça ne marche pas. Maintenant je me pose la question : quand on a des manies, des routines, des rituels, est-ce qu’il faut vraiment s’en défaire ? Pourquoi ne pas plutôt en faire quelque chose ?



Cécile se met au travail sur une toile « sens dessus-dessous » qu’on peut regarder à l’endroit ou à l’envers. Elle rajoute des rehauts orange avec un pinceau si fin qu’elle porte des lunettes d’ophtalmologue pour y voir plus clair. Elle avoue se sentir un peu observée en peignant sous l’œil de l’appareil photo :


Là je ne fais pas comme d’habitude, normalement je reste une heure ou une heure et demie sur deux centimètres carrés…


Elle continue à peindre… Cet orange fluo, c’est moche ! C’est artificiel, on dirait un bonbon Haribo ! Mais quand c’est lié à certaines formes, ça prend tout son sens, c’est comme les mots. Ces rehauts de couleur ça m’est venu depuis assez peu de temps, en regardant des photos de gens en contre-jour. Il y a comme une auréole autour de ces gens, dont la couleur varie en fonction de la température de l’environnement.



Dans tous tes tableaux, les personnages et décors sont représentés avec une maîtrise de la perspective très impressionnante.


J’ai démarré la perspective quand j’étais gamine avec un point de fuite, et petit à petit je suis passée à trois points de fuite, et puis à la circulaire, la curviligne... Dans mes croquis préparatoires tout est représenté correctement en perspective, puis sur la toile ça devient complètement faussé, les décors se cassent la figure, donnent l’impression de bouger… tout est dans la courbe, il n’y a plus de droite.


Tu m’as dit que tu planifies tout pour que chaque geste, chaque couleur ait un sens. Est-ce que ça veut dire que tu es complètement dans ta tête quand tu peins ou est-ce qu’il y a quand même un mouvement instinctif ?


L’instinctif, il vient au tout début, du cauchemar ; et il est peut-être aussi dans les tout derniers traits, dans les rehauts. Mais sinon je suis complètement dans ma tête et je planifie tout – au-delà de la toile, j’ai aussi toutes mes fiches de notes, mon guide personnel, mes croquis…


C’est énormément de travail…


Cet été, c’était en moyenne 10-12 heures par jour. Quand la température s’y prêtait, c’est monté jusqu’à 17 heures par jour. Mais même quand je ne peins pas, mes autres heures sont aussi consacrées à mon travail – c’est des bouquins de psycho, d’ornements, d’art… Tout ce que je fais doit me servir à ça.


Pourquoi t’imposes-tu tout ça ?


Pour aller dans le détail. J’aime peaufiner – je n’ai pas de raison de finir un tableau en vingt heures, quand j’ai du temps pour y passer des centaines d’heures. Je n’ai que ça, finalement, le temps. Et puis vraiment dans le détail, je m’aperçois qu’un petit trait comme ça, ça fait toute la différence.


Tu m’as dit que peindre te faisait du bien ?


Ce n’est pas exactement ça, c’est plutôt que je sens quelque chose. Je ne me sens ni bien ni mal, mais objectivement je sens. Et si je sens quelque chose, c’est que je suis en vie.



Le travail de Cécile est à découvrir sur : https://www.cbrunetouvrard.eu/index.php/qui-suis-je

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