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Conversation avec Vicky Abad Kerblat

Artiste peintre à Divonne-les-Bains, France.

À mon arrivée, Vicky m’accueille comme si l’on se connaissait depuis très longtemps ; elle m’installe devant un goûter composé de gâteau à la banane, halo halo philippin (une salade de fruits à la noix de coco), et fraises trempées dans du chocolat… Les canapés et fauteuils sont tournés l’un vers l’autre en carré, comme chez les Afghans, et le salon est rempli de tissus, tapis et coussins colorés qui viennent d’un peu partout dans le monde. C’est clairement impossible de poser des questions à Vicky sur ses peintures, sans avoir d’abord compris son parcours de vie cosmopolite. Je lui demande comment elle en est venue à quitter les Philippines.


Je devais aller étudier un Masters en microbiologie à Boston – tout le monde voulait aller aux Etats-Unis à cette époque ! J’avais obtenu une bourse d’études, et tout était en place pour que ma vie prenne ce chemin. Mais en route pour Boston je me suis arrêtée à Bangkok pour rendre visite à ma sœur. Pendant mon séjour, il y avait une annonce aux nouvelles qu’on cherchait des assistants médicaux pour travailler dans les camps de réfugiés. C’était en 1979, il y avait une immense foule de réfugiés venant du Vietnam, Laos et Cambodge. Alors j’ai dit à ma sœur : « Je ne pense pas que je vais partir, finalement… ».


C’était une grande décision, non, d’abandonner cette bourse d’études prestigieuse ?

Elle lève les yeux au ciel et rit. Tout le monde pensait que j’étais folle ! C’était un gros drame dans la famille. Mais tu sais, j’avais l’impression d’être appelée à ce travail. Je n’avais pas vraiment envie d’être une chercheuse en biologie avec des grosses lunettes de labo – je voulais aider les gens plus directement ! J’avais tout fait pour aller à Boston, mais quand il était question de faire ce dernier pas, je n’ai pas pu. J’ai eu un poste en Thaïlande tout de suite : ma spécialisation était en médecine tropicale – le paludisme, la tuberculose, toutes ces maladies – donc je faisais les bilans sanguins des réfugiés qui étaient souvent malades à leur arrivée dans les camps.


Donc tu as complètement abandonné l’idée de partir aux Etats-Unis ?

Je n’y suis jamais allée ! J’ai vendu mon billet d’avion pour Boston pour avoir un peu d’argent pour vivre. Je voulais être indépendante.


C’était très courageux ! Tu avais quel âge ?

21 ans. Je m’ennuyais ! J’avais travaillé dans un grand hôpital aux Philippines – un endroit très traditionnel avec des patients très riches, il fallait porter des hauts talons et bien se tenir ! Dans les camps de réfugiés, il n’y avait rien : tu vis dans une tente, tu te baignes dans la rivière, c’était vraiment « sauvage » ! Mais mon cœur était vraiment avec ces réfugiés et ce travail. Je viens d’une famille qui a un sens développé de la responsabilité civique, donc c’était naturel pour moi de vouloir aider. Je voyais jusqu’à cinquante patients par jour, et je me sentais très utile et compétente.


Ta famille était contente de te voir quitter les Philippines ?

Mon père est décédé avant mon départ pour la Thaïlande. Mais il avait toujours voulu pour ses enfants qu’on soit éduqués à l’étranger et qu’on voyage autant que possible pour pouvoir revenir plus tard à notre île des Batanes et aider la population là-bas. De toutes façons, on devait partir, à cause du dictateur Marcos – ma famille faisait partie de l’opposition à son pouvoir, et nos vies pouvaient être en danger.


Tu as travaillé avec des réfugiés dans plusieurs pays ?

Oui, mon mari travaillait aussi dans l’humanitaire, donc nous avons vécu et travaillé un peu partout : en Asie mais aussi au Mozambique, au Pakistan et dans les régions frontalières de l’Afghanistan.


Tu créais de l’art pendant cette période ?

J’étais tout le temps en train de dessiner. C’est drôle, ça ressortait même dans mon travail scientifique : quand je faisais des présentations aux laborantins pour leur expliquer ce qu’ils devaient trouver au microscope, je faisais plein de dessins de parasites ! Mais c’est quand nous sommes retournés à Bangkok et que j’ai eu mes enfants que je me suis mise à prendre des cours d’art, et j’ai passé beaucoup plus de temps à pratiquer.


Beaucoup de tes premiers dessins et tableaux sont des portraits de réfugiés ?

Oui, parce que je suis revenue de ces pays avec ma tête remplie d’images des personnes que j’avais rencontrées. C’était souvent des rencontres brèves mais très intenses. Par exemple j’avais aidé une femme qui avait le paludisme ; pour me remercier, comme elle ne possédait rien, elle m’a donné sa jupe, avec des broderies magnifiques. J’ai toujours gardé en tête son visage, et je savais que dès que je saurais peindre, je peindrai son portrait.



Vicky me montre une série de portraits saisissants – surtout des femmes, parfois visiblement pauvres, qui semblent vous chercher des yeux. Vicky m’explique l’histoire d’une de ces femmes :


Elle avait perdu sa famille dans les camps et elle était déséquilibrée mentalement. Chaque matin j’étais à mon microscope et elle passait devant ma fenêtre. Elle pensait que je la prenais en photo, alors elle s’arrêtait pour poser !


Celle-ci venait du Laos, elle avait failli mourir du paludisme. Tu vois son costume ? Il faisait 35 degrés mais elle portait toujours ce col en fausse fourrure et ces broderies !


Et ces femmes en Afghanistan – toutes les femmes se cachaient sous leurs burquas et tu les entendais chuchoter entre elles… Et puis dès que les hommes étaient partis, hop, elles enlevaient leurs voiles et elles étaient si belles ! Souvent tatouées au visage, et avec de magnifiques yeux verts !


Ta passion pour ces gens se voit dans tes tableaux…

Quand je faisais ces portraits au départ, je les vivais vraiment ! Je connaissais ces gens, donc les dessiner ou les peindre me venait naturellement. Après, quand on me commandait des portraits, je trouvais ça beaucoup plus difficile, je prenais vraiment longtemps pour les finir, parce que je ne connaissais pas ces personnes.


Ta relation avec ces réfugiés apportait une âme à leurs portraits peut-être ?

Oui je pense que c’est ça. Pour moi un bon portrait c’est quand tu captures l’âme de la personne, que tu peux ressentir leur sourire. Comme si la personne est en face de toi. C’est pour ça que ces tableaux sont importants pour moi, et j’en ai gardé pas mal. Beaucoup de gens pensent que si tu vends ton art c’est que tu es bon, mais pour moi ce n’est pas ça qui compte. Je préfère garder les tableaux qui ont de la valeur pour moi, et comme ça je peux aussi continuer à les partager.


Tu as été affectée comment par le fait d’avoir vécu à tous ces endroits ?

C’était bénéfique pour moi, ça m’a ouverte à toutes sortes de choses ; je peux tout apprécier. Je suis quelqu’un de très positif ! Au Pakistan, on travaillait dans des grandes tentes à la frontière avec l’Afghanistan, un endroit très dangereux avec aucune communication avec le monde extérieur. Il faisait -17 degrés sans chauffage ; mon mari a eu la chance d’obtenir un petit radiateur au kérosène. Et partout la neige était brune… C’était ma première neige ! Tu t’imagines la différence avec les Philippines ! Elle rit. Bref à partir de ce moment-là, je savais que je pouvais vivre dans n’importe quelles conditions.


Tu as aussi puisé de l’inspiration dans les textiles que tu as vus tout au long de tes voyages ?

Oui, beaucoup de réfugiés me donnaient des petits vêtements, et j’ai aussi collectionné des batiks et d’autres tissus, si fins, si jolis. Ce sont les tissus que j’intègre dans mes peintures aujourd’hui.


Après tes portraits figuratifs, tu as développé tout un autre style…

Je pense que tout a démarré avec mon portrait d’une femme Ivatan, de mon île des Batanes. Chacune des mèches de ses cheveux contient une phrase dans notre dialecte local, ce sont tous ses soucis au moment où elle décide si elle va quitter son pays : « Mon Dieu je dois gagner de l’argent pour vivre, comment nourrir mes enfants, comment les éduquer » etc. Tout est là, exprimé dans ses cheveux. Et ses vêtements sont composés des petits villages de son île ; il y a même la piste de l’aéroport. Ses boucles d’oreille en or sont le seul héritage de sa famille qu’elle prend avec elle au départ de sa nouvelle vie.



C’est un tableau en technique mixte ?

Oui, j’adore la feuille d’or et le papier de riz ! C’est là que j’ai commencé à intégrer des papiers et des tissus dans mes tableaux. Maintenant je recycle toutes sortes de choses : je colle des batiks thaïlandais, des batiks africains, des papiers, des fibres, de la jute ou des sacs à riz… Et je fais des impressions avec différentes choses que je trouve ; pour celle-là j’ai découpé un morceau d’anti-dérapant et je l’ai appuyé sur la peinture, ça donne un joli motif ! Et pour celui-ci, j’ai créé la toile avec un morceau de lin que j’avais acheté dans un marché aux puces. Tu vois, j’utilise tout !


Et tu peins à l’huile ?

Oui, j’utilise des pigments naturels en poudre que je mélange avec de l’huile de lin. Quand je peignais des portraits classiques, je me sentais souvent frustrée, il fallait que je mélange des teintes spécifiques pour reproduire la réalité, et ça me bloquait ! Alors qu’ici, regarde-moi ce bleu, il est spectaculaire ! Pour celui-là j’ai repeint un vieux tissu afghan, en fait – il était tellement usé qu’on ne voyait plus du tout quelles couleurs il avait à l’origine, alors je les ai réimaginées ! J’adore travailler les petits détails, c’est mon côté biologiste ! Elle rit.



Vicky me montre comment elle prépare ses couleurs – je m’imagine tout à fait la scientifique à son banc de travail…


Oui j’adore mélanger mes propres couleurs – tu vois, quand tu fais du turquoise, il est juste parfait… Et les rouges sont tellement vifs ! Je travaille sur plusieurs tableaux en même temps pour être sûre d’utiliser toute la peinture avant qu’elle ne sèche et soit gaspillée.




Tu as fait une grande série de peintures de portes récemment...

C’était pendant le confinement Covid. Je pensais aux réfugiés, qui vivaient si longtemps dans les camps sans se plaindre. Leurs familles étaient mortes, ou ils savaient qu’ils ne les reverraient plus jamais, et ils vivaient dans des tentes bricolées… Mais ils produisaient quand même des pièces en broderie magnifique – ça me fascinait. Et nous, on était confinés, oui, mais on était aussi si libres ! La vie était quand même belle ! Oui, leur esprit m’a vraiment inspiré. Et puis comme j’étais confinée, je ne pouvais pas aller acheter de nouveaux matériaux, alors j’ai sorti les tissus que m’avaient donnés les réfugiés tout au long des années, et je les ai intégrés dans mes tableaux.



C’est impossible de ne pas mentionner que ta sœur, Pacita Abad, était une artiste mondialement reconnue… Peux-tu me parler de votre relation ?

Ma sœur est moi avions dix ans d’écart, mais on était très proches, comme des jumelles : on avait le même sens de l’humour, et on se ressemblait aussi. On vient d’une famille très conservatrice, très religieuse, mais nous deux on était un peu folles ! Pacita m’a aidée de plein de façons : elle me passait toujours tout ce qu’elle apprenait sur l’art, elle a vraiment aidé à m’éduquer. Pendant un temps elle avait un studio à Singapour et j’y allais pendant mes vacances, pour peindre. Et puis quand elle venait chez nous, elle disait « Je m’occupe des garçons, je t’ai inscrite à un cours. Tu y vas, c’est important pour toi. » Alors j’y allais ! Elle m’a aussi beaucoup encouragée à aller aux expos et musées, et c’est comme ça que je me suis habituée à ce monde de l’art.


Est-ce que ta sœur a influencé ton style ?

Je pense que sa plus grande influence a été sur mes couleurs. Mais c’est aussi très philippin, tu sais : dans notre culture, les couleurs sont très importantes ! Elle m’a aussi appris que montrer ses tableaux, ce n’est pas pour la vente, c’est pour le partage ; et que tu peux utiliser tes tableaux pour sensibiliser les gens aux sujets qui te tiennent à cœur.



Est-ce qu’il y a d’autres artistes dans ta famille ?

Mon neveu Pio Abad est un artiste à Londres, il fait des choses magnifiques. C’est drôle, mon père disait qu’artiste n’est pas une profession, qu’on ne pourrait pas aider notre île si on était artiste. C’était les valeurs de son époque, tu sais… Mon père était avocat et ingénieur civil, et il essayait toujours de nous encourager dans notre éducation : chez nous la télé et le téléphone étaient verrouillés, et à table si tu n’arrivais pas à répondre à ses questions, tu allais manger avec les domestiques ! Tu vois, comme il était si strict, on écoutait tous ce qu’il nous disait.


Mais tu as réalisé le souhait de ton père d’aider ton île des Batanes ?

Oui, et au final c’était grâce à l’art ! Après le décès de ma sœur, la fondation commémorative Jorge, Aurora et Pacita, Inc. a été créée, et le studio de Pacita aux Batanes est devenu son musée, Fundacion Pacita, que nous gérons comme gîte écologique et galerie d’art. Les revenus de la fondation aident à la préservation de la culture des Batanes et fournit des bourses d’études pour les étudiants qui n’ont pas les fonds nécessaires pour aller étudier à Manille.


Pacita avait toujours ce rêve de créer un refuge pour les artistes sur notre île, et elle tenait à ce que je continue son travail. C’était dur quand j’étais à l’étranger, mais tout est tombé en place quand mon mari a eu son dernier poste aux Philippines. Nos garçons avaient quitté la maison, donc j’avais le temps d’aller aux Batanes tous les mois pour travailler pour la fondation et aider les artistes de là-bas à se faire connaître.


C’était comment d’être de retour chez toi ?

J’étais tellement inspirée ! Les Batanes sont des îles vallonnées tellement belles avec des vieilles maisons en pierre magnifiques ; elles sont basses pour résister aux typhons, mais maintenant beaucoup d’entre elles sont en train d’être démolies. Beaucoup de ces maisons figurent dans mes tableaux, j’ai fait campagne pour leur préservation.




Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment trouvé ma voix. Tout le travail figuratif que j’avais fait jusque-là, c’était moi en train d’essayer des techniques, d’apprendre à peindre des paysages, d’apprendre l’aquarelle… J’avais voulu être une peintre classique, mais je m’ennuyais ! Alors j’ai expérimenté des tableaux plus abstraits et des couleurs très vives, et j’ai intégré des tissus… Et j’ai eu l’impression qu’enfin je trouvais ma propre identité, tu comprends ? À partir de là, je n’ai pas arrêté, c’était go-go-go ! J’ai fait tellement de projets aux Philippines. Avec les revenus de ma première expo solo, j’ai pu ouvrir une galerie pour que les artistes locaux puissent vendre leurs œuvres. Avec la prochaine expo j’ai pu faire entrer des artistes des Batanes dans un musée prestigieux de Manille, et publier leur travail dans des livres qui célèbrent la richesse de notre patrimoine ; et ensuite j’ai invité des artistes connus de Manille à animer des ateliers aux Batanes. Tout fonctionnait parfaitement, comme si l’esprit de ma sœur nous soutenait !



Ta conscience sociale est visible dans tout ton travail.

Dans chaque tableau que je fais, et pour chaque expo à laquelle je participe, il y a toujours un message dans mon travail. J’ai peint mes amis réfugiés et maintenant j’intègre leurs tissus dans mes tableaux. Je peins les vieilles maisons pour lesquelles je fais campagne, et les paysages et matériaux de mon beau pays que je veux faire connaître. Et pendant le Covid aussi, je voulais que mon travail soit un symbole et apporte courage et couleur à tout le monde. En fait je réalise que je suis heureuse seulement quand mon travail a du sens. C’est ça qui m’inspire !


You can see more of Vicky's work on https://www.victoriaabadkerblat.com/

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