top of page

Conversation avec Christine Goy

Artiste sculpteur à Villes, France.



Christine m'accueille dans sa maison, une ancienne ferme avec un magnifique atelier aux grandes baies vitrées. Un endroit où on se sent tout de suite bien, grâce aussi à la personnalité très attachante de Christine, qui se révèle avec une grande sincérité et beaucoup d'humour. Autour d'un café, elle m'explique d'abord son parcours professionnel.


Tu as eu une formation artistique à la base ?

Je suis styliste de formation. Après mon diplôme, j’ai travaillé dans une boîte de stylisme à Lyon – j’étais jeune, j’avais 20 ans – et j’ai trouvé le monde de la mode horrible ! On me donnait une pile de documents italiens : « Tiens, refais le plan de cette robe, mais tu rallonges un peu... ». Moi, j’avais pensé que j’allais créer des vêtements ! Et puis les mannequins qui venaient défiler, qui suppliaient pour faire partie de la prochaine collection… Non, pour moi c’était un monde trop superficiel.


Tu t’en es rendu compte assez vite ?

Oui, j’ai donné ma démission après un an. Après, je me suis cherchée, j’ai voyagé un peu, et ensuite j’ai fait des ménages dans un petit hôpital. Et là ma cheffe de service, une infirmière, me disait « Mais toi, Christine, tu as le bac ? » et je lui disais « Oui, mais je suis trop bête pour être infirmière ».


Tu le pensais réellement ?

Je n’ai pas l’air comme ça, mais je suis bourrée de complexes ! En tous cas, cette cheffe de service ne me faisait faire que des coupures, c’est à dire que j’étais libre de midi à 16 heures tous les jours, et elle m’a obligée à m’inscrire à l’école d’infirmières. Et comme j’étais trop bête et que je ne pouvais pas réussir, je révisais tous les après-midis, et du coup, voilà, je suis rentrée à l’école d’infirmières, grâce à cette femme. C'était une belle rencontre ! Et ça fait 36 ans que je suis infirmière, et j’aime toujours mon métier ! Ça change constamment, je ne m’ennuie jamais.


Tu es infirmière et sculpteur. Tes deux mondes se touchent ?

Ce n’est jamais séparé. Moi je rêve de faire le visage parfait… Pas de l’art hyper-réaliste, tu sais, mais ce visage puissant qui évoque quelque chose, qui te saisit… Je suis toujours en recherche. Alors quand je déshabille mes patients, je me rends compte que je regarde toujours un corps, une épaule, un profil, un mouvement, une expression… Parfois je dis à une patiente « Oh mais vous êtes belle ! » alors qu’elle vient pour un problème médical ! Elle rit. Et là je me dis « Bon, Christine, on revient au professionnel ». Mais oui, c’est toujours là !



La sculpture t’intéressait quand tu étais enfant ?

Oui, même toute petite… Je me souviens qu’il y avait de la terre glaise dans un ruisseau et je demandais à mes parents d’en prendre. Eux, c’était des paysans qui travaillaient dur ; le côté artistique ne leur parlait pas, mais ils n’étaient pas du tout contre. Alors je faisais déjà des petites pièces avec cette terre glaise, je dois encore avoir des maisons que j’ai dû faire à 5 ou 6 ans. Plus tard, quand j’ai fait ma première expo, mon institutrice est venue, et elle m’a dit « J’ai gardé des photos des sculptures de pâte à modeler que vous aviez fait en CP ! »… J’avais eu une époque éléphant – comme on a des périodes bleues ! Donc oui, inconsciemment, ça a toujours été là.


En s’excusant de devoir souffler dessus pour la dépoussiérer, Christine me tend une petite sculpture, un buste féminin au regard désespéré. Cette pièce, c’est une copie de l’esclave de Carpeaux, j’avais une adoration pour cette sculpture… Je l’ai faite quand j’avais 17-18 ans. Pendant un temps je reprenais des modèles, pour essayer de les comprendre.


Mais tu prenais déjà des cours pour pouvoir produire quelque chose comme ça ?

Non, non ! Je ne connaissais pas le monde de la sculpture ; je ne savais même pas où aller acheter de la terre. Je n’avais pas cette ouverture, en fait – moi quand je n’étais pas à l’école, je travaillais à la ferme de mes parents ! Mais j’avais un ami céramiste qui m’avait donné un pain de terre, et je l’ai fait durer, durer… Je l’ai utilisé pour plein de choses avant d’en faire ce visage. Et puis de temps en temps j’allais chez mon ami en quémander un autre morceau. Donc tu vois, j’avais peu de moyens, mais j’arrivais quand même à faire quelque chose.


Et ensuite ?

Alors après, voilà, je suis devenue infirmière, je me suis mariée, j’ai travaillé – on a très vite divorcé, et j’ai beaucoup travaillé pour pouvoir garder cette maison pour les enfants. Et c'est après mon divorce, quand j'avais 33 ans, que j'ai finalement suivi des cours de sculpture aux Beaux-Arts à Genève.


Qu'est-ce que ces cours t'ont apporté ?

J'ai pu apprendre toutes sortes de techniques… Et puis j'ai travaillé avec de vrais modèles, il y en avait là en permanence. Ça m'a apporté beaucoup de rencontres aussi, j'ai deux très bonnes amies sculpteurs, que je considère comme de grandes artistes. Elles avaient plus de temps à consacrer à la sculpture, et je leur disais toujours « Attendez-moi les filles ! Un jour j’aurai le temps comme vous ! ». Et j'y suis maintenant, mes enfants sont grands, je travaille à 80%, j'ai plus de temps.



Si tu t’imagines une vie parallèle, où tu aurais pu faire les Beaux-Arts quand tu étais jeune ?

J’aurais peut-être évolué plus loin… C’est vrai que j’aimerais bien pouvoir faire des grandes pièces, mais je ne sais pas faire les moulages, il y a toute une technique que je n’ai pas apprise. Plus tu as de technique, plus tu as de liberté au niveau de l’expression. Bon, mais je travaille avec ce que j’ai appris, et je pense que ça me va. Je ne regrette rien.


Comment est-ce que tu arrivais à sculpter alors que tu travaillais à temps plein comme infirmière et que tu élevais seule tes enfants ?

C'était toujours à la sauvette, entre deux machines ou deux portes ! Dès que j’avais un peu de terre, et une heure de temps, je faisais. Je travaillais toujours dans l’urgence. Je me rappelle, un soir, je sculptais dans la grande pièce de mon atelier, je venais de terminer une pièce, La Petite Éole. Mes enfants étaient là – ils devaient avoir 9 et 7 ans – ils étaient en pyjama, ils allaient se coucher, et là… un des jumeaux s’accroche le pied à la sellette et fait tomber la pièce… Il s’en rappelle encore ! Il y a eu un silence… et ils sont tous montés se coucher ! Et moi j’ai rattaqué ma pièce ; j’avais déjà tellement bataillé dessus, mais je l’ai remontée, retravaillée, et minuit-une heure je l’ai terminée. Et d’ailleurs je l’ai même faite en bronze aussi, cette pièce, je l’ai vendue plusieurs fois. Oui, malgré tout, pendant toute cette période, j’ai sculpté ; j’ai des caisses remplies de pièces que j’ai faites à cette époque.


Ce n'est pas simple d’être femme et artiste…

Tu sais, quand j’avais à peu près 25 ans, j’avais une connaissance qui m’a mise en contact avec Otto Bindschedler, un artiste genevois qui était déjà coté à l’époque. Tu vois, moi, issue de mon milieu un peu modeste, je rêvais de rencontrer des gens qui me fassent évoluer. Du coup je suis allée le rencontrer dans un bar en vieille ville de Genève. J’avais amené une sculpture dans un sac, je la dévoile, et il me dit « Ah oui, c’est bien ; c’est pas mal ; c’est intéressant », et puis juste après « Mais toi tu vas faire comme toutes les femmes, tu vas te marier et tu vas faire des enfants, et tu vas arrêter ». Et ça… mais ça…! Elle fait les gros yeux. Je me suis dit « Mais c’est qui ce monsieur, pour qui il se prend ! ».


Et en fait je l’ai revu des années plus tard : j’avais fait une expo à Onex et il faisait partie du jury. Je suis allée le voir et je lui ai dit « Je voulais vous dire merci, c’est grâce à vous que j’ai continué la sculpture, parce que j’ai tellement été piquée par ce que vous m’avez dit ! Vous voyez j’ai eu trois enfants, mais je suis toujours là et je continue à travailler ! ». Et en fait c’est quelqu’un d’une grande gentillesse et il était tout embêté, il m’a demandé « Qu’est ce que je peux faire pour me faire pardonner ? », alors je lui ai dit que j’aimerais bien venir dans ses cours… Donc pendant deux ou trois ans je suis allée dans ses cours, où il n’avait que très peu d’élèves, comme il était déjà âgé. Et il m’a super bien accueillie. Au début il s’excusait à chaque fois, il avait tellement honte de m’avoir parlé comme ça, mais moi je lui disais réellement merci ! Elle rit.



Tu avais vraiment pensé à son commentaire au fil des années ?

Oui, je me répétais cette phrase d’Otto, et je me disais « Non, la vie ne t’aura pas », c’était profond.


Ça devait quand même aussi être salutaire pour toi d'avoir ce monde à toi, « entre deux machines » comme tu dis ?

Moi je le prenais plutôt, « Ne lâche pas Christine, continue, un jour tu auras le temps ». Tu travailles, tu t'occupes des enfants, tu fais le ménage, tu fais un jardin, tu fais de la sculpture, il ne faut rien laisser de côté ! La sculpture faisait partie des choses à accomplir, des indispensables, comme faire à manger tous les jours.


Tu voulais continuer à progresser en attendant d'avoir plus de temps à y consacrer ?

Dans ma tête il ne fallait pas que je perde la main, que je ne sois plus capable de. Et quand je n'avais pas sculpté pendant parfois des mois, j'avais peur… Comme la peur de la page blanche ! J'avais peur de ne plus savoir faire, de ne plus y arriver. Mais tu vois, je n'ai pas lâché, et j'ai quand même fait de belles expos pendant cette période.



Dans tout ça, quand est-ce que tu as vraiment commencé à te sentir artiste ?

Christine, visiblement émue, me répond : Mais je ne me sens toujours pas artiste !


Non, c’est vrai ?

Non. Je ne suis pas une artiste parce que je trouve que je ne travaille pas assez. Je ne suis pas assez dans la souffrance !


Mais ça c’est le mythe de l’artiste pauvre et malheureux qui galère pour produire ! Pourquoi est-ce que ça devrait être difficile ?

Je me dis que si c'est trop facile, ce n'est pas assez travaillé, assez recherché ! En fait j'ai l'impression que c'est facile pour moi de sculpter - en toute modestie, tu comprends, à mon niveau à moi ! Alors je pense que je ne souffre pas assez pour accéder au niveau au-dessus. Pour moi, ma vie a été une bataille : pour accéder à la joie, pour arriver à faire ce que je pensais devoir faire pour mes enfants et pour moi... Je suis habituée à me battre pour arriver à quelque chose, donc si c'est trop facile, c'est que ce n'est pas authentique, peut-être. C'est la quête de l'inaccessible...



D'où vient ton inspiration pour tes sculptures ?

Je potasse beaucoup, je lis, je regarde – et puis tout d'un coup je vois quelque chose, et je me dis « Ça, c’est sublime », et je vais travailler dans ce sens-là. Ça part de quelque chose de tout simple, en fait : une expression, un regard, une coiffure, une posture de cou... Et c’est à partir de ça que je vais travailler, parce que ça me parle.


J'ai été beaucoup inspiré par les visages africains. Les Himbas en Namibie, je les trouve tellement beaux, tellement nobles. Par la suite, je suis allée en Namibie en voyage, mais au départ c'était une découverte dans les livres et dans les reportages.



J'aime beaucoup les peuples de la vallée de l'Omo, aussi. Les garçons là-bas sont comme des biches quand ils courent dans la savane, ils ont de très longues jambes, avec des corps enfantins, graciles. Ces petits bonhommes, je souris quand je les sculpte, je les trouve tellement beaux quand je les vois en photo, c’est un réel plaisir d’essayer de les reproduire.



Dans son atelier, Christine déballe un pain de terre et se met au travail. En quelques instants de gestes experts, un nez, des yeux fermés et des lèvres plantureuses apparaissent.




Quand tu commences à travailler, est-ce que tu sais exactement à quoi va ressembler ta pièce ?

La pièce finie est déjà dans ma tête, mais je n’y arrive pas, ou peu, ou pas souvent !


Et à quoi penses-tu lorsque tu travailles ?

A la pièce. Je suis dedans, je suis dans la sensation. Je recherche quelque chose, et j’y travaille, j’y travaille. Mais je ne laisse pas mes mains gérer seules, ou la terre prendre le dessus. Quoique, ça arrive que tu cherches une expression et que tu rajoutes un peu de terre et puis ça y’est, c’est là, alors que ce n’était pas du tout comme ça que tu l’avais vu ou imaginé. Et puis là tout d'un coup, la pièce me va, elle me parle.


Je me demande s'il y a des aspects de toi que tu penses ne pouvoir exprimer qu'à travers ton travail artistique ?

Elle hésite. Non... Non, je ne sais pas répondre...


Et bien imagine que je te lie les mains et que tu n’as plus le droit de toucher à la terre ?

Comme quand on est gamin, et on se demande « Tu préférerais être aveugle ou sourde » ? Moi je me disais toujours « Si j’ai un accident et je perds les jambes… Ah, mais pas les mains ! Pas les mains ! ». En fait, pendant mes années de vie pas toujours facile avec mon compagnon, je sais que quand j'étais dans la terre, c'était le seul moment où je me sentais vraiment bien, où j'étais en symbiose avec moi-même. Un vrai bonheur, je ne peux pas te l'intellectualiser plus que ça. Et là encore, quand je sculpte, je suis posée, centrée. Même si je suis en colère parce que je n'arrive pas à réaliser ce que je veux !



Tu travailles de longues heures d'affilée ?

Je travaille dans l’atelier quand j’ai le temps, mais j’ai aussi toujours une pièce à la maison, comme ça si j’ai une heure, je peux la découvrir et la travailler. Je crois que j'ai tellement appris à travailler vite et par petits bouts que j'ai du mal à travailler longtemps ! Je vais quand même tenir 3-4 heures d'affilée, ce n'est pas toujours à la sauvette, bien sûr, mais au bout d'un moment il faut que je quitte la pièce, que je fasse une pause pour aller faire autre chose. Et puis parfois je vais aller trouver dans un bouquin une image que j’avais aimée qui pourrait m’aider… Et là je trouve le travail de quelqu’un d’autre et je me dis « Mais c’est tellement profond, c’est tellement fort ! », alors je reviens à ma pièce et je me dis « Mais alors là, Christine, ça va pas, c’est mièvre » !


Tu te remets tellement en question…

C'est vrai, je suis rarement contente, je suis dans l’auto-critique en permanence. Quand je revois mes pièces finies, je vois qu’il y a plein d’erreurs, que je n’aurais pas dû faire comme ça, mais autrement...


Mais est-ce que c’est utile, d’être si critique envers toi-même ?

Oui, je ne dis pas ça pour me dévaloriser ! Ce n’est pas ça du tout. Non, c’est que je vois quand j’ai fait faux, que je n’ai pas su cerner telle ou telle chose. Et c'est hyper moteur ! Je me sens toujours en apprentissage.



Retrouvez le travail de Christine sur https://www.christinegoysculpteur.fr/



bottom of page