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Conversation avec Emily Tissot

Mars 2022

Artiste (musique, chant, spectacle vivant, dessin) à Valence et un peu partout, en fait...


Le studio d’Emily n’a pas d’adresse fixe, parce qu’il est transportable : c’est un grand sac rempli de matériaux à dessin, posé sur un petit chariot à roulettes ; et un sac un dos avec ses instruments de musique : un hautbois, un accordéon, et sa voix. On aurait pu se retrouver dans un café mais, comme il faisait beau, Emily m’a proposé de nous retrouver dans un endroit qui lui est cher : le verger de ses grands-parents dans le village de Chevry. En arrivant, Emily, avec un geste princier, ouvre une petite porte improvisée en bois :


C’est l’entrée principale du château… On n’imagine pas tout ce qui peut se passer dans ce lieu ancestral ! Bienvenue !


On s’installe dans l’herbe parsemée de primevères, au soleil, avec comme compagnon le gazouillis constant des oiseaux, très audible par la suite sur mon enregistrement audio...


Il y a pas mal de nouveaux lotissements autour. Ça doit avoir beaucoup changé depuis ton enfance ?

Quand j’étais petite c’était plus que champêtre ! Mes grands-parents avaient des vaches, une petite ferme et un mode de vie très rural... J'aime mon héritage, et j'aime aussi quand les choses bougent et se transforment !


Tes parents sont toujours ici ?

Non, mon père est parti vivre à Genève, et ma mère est partie dans plein de pays différents… jusqu’à son décès en 2018.


C’est de ta maman que tu tiens ton côté nomade ?

Elle a dû me transmettre ça, je pense, et mon père aussi, parce qu’il me racontait beaucoup d’histoires de pirates, de navires…


Tu as commencé à voyager dès que tu as pu ?

Après le lycée, je suis partie une année en Australie. Pour moi c’était réaliser un grand rêve de partir aussi loin que possible. J’ai fait le tour de l’Australie en stop, parfois en bus.


Tu parlais déjà un peu anglais ?

Oui, on entendait beaucoup d’anglais à mon lycée à Ferney.


Le lycée international de Ferney ? C’était déjà assez différent du Chevry que tu décris, non ?

Oui, je venais d’un tout petit village avec des aïeux paysans, et je me suis retrouvée dans un milieu hyper international, avec Genève juste à côté, avec des gens dont les parents bossaient à l’OMS…


Tu te retrouvais comment là-dedans ?

Pour moi il y avait l’excitation et l’attrait de la nouveauté, et en même temps le fait de me sentir décalée, ou maladroite, ou différente, ou sauvage…



Tu es une artiste multiple, mais quand est-ce que tu as commencé à dessiner ?

Montrer mes dessins aux autres, et les vendre, je ne le fais que depuis deux ou trois ans. Mais je dessine depuis que je suis enfant ; c’est juste que la musique a pris le dessus pendant longtemps.


Avec le hautbois, au départ ?

Oui, le hautbois c’est l’instrument auquel j’ai été formée de manière académique. Je suis entrée au conservatoire de Genève vers mes 9 ans et j’y suis restée jusqu’à mes 18 ans, donc j'ai grandi dans ce monde très exigeant et rigoureux de la musique classique. Et après mon voyage en Australie, j’ai fait des études de musique à Paris, jusqu’à ce qu’on appelle le diplôme d'études musicales ; j'ai reçu la médaille d’or de hautbois, et il y avait la possibilité de rentrer au Supérieur, où ça devient vraiment la « crème » des musiciens, comme on dit… Mais je me suis arrêtée là pour les études.


Pourquoi ?

Parce que je suis curieuse et les chemins de traverse m'intéressent ; et j'aime avoir une activité diversifiée. Et en fait, en parallèle de mes études de musique, j’avais commencé à pratiquer l’improvisation en musique, en jeu d’acteur, en clown. J’étais assez proche du monde du nouveau cirque, du théâtre de rue, toute cette mouvance qui a aidé la musique et le théâtre à sortir des salles.

C’était par besoin de te rebeller un peu ?

Oui un peu, mais j’avais ça aussi dans ma culture depuis le début. Mes parents avaient un côté assez rock n roll… Quand j’étais toute petite, ils vivaient dans une maison commune à la montagne, et puis ensuite dans un mobile home dans le champ, là, à côté.



Ça t’arrive d’imaginer d’avoir poursuivi ce parcours musical jusqu’au bout ?

Bien sûr ! C’est beau aussi, là où se trouvent ces artistes, le monde de l'hyper-précision, de la spécialisation... Mais aujourd’hui, je peux dire que je suis heureuse de raconter mon histoire comme elle est, de faire les choses à mon rythme, avec une attention à ma santé et ma vitalité, et des rapports doux avec mon environnement. Ce qui va faire que ça se tient, c’est de défendre un chemin singulier qui n'est peut-être pas au rythme des industries de l'art...


Tu as fait beaucoup de spectacles ambulants ces dernières années ?

Oui, en quinze ans j'ai fait pas mal de spectacles en collectif... J'ai fait partie d'une aventure où on est partis avec des camions de cirque en Afrique pendant trois ou quatre mois, par exemple. Je suis partie en Pologne en stop rejoindre une cinquantaine d’artistes sans fric, et on donnait des spectacles un peu partout dans les rues, dans les jardins... On avait des cordistes avec nous, donc on a même joué suspendus dans les absides d'églises ! Des trucs très libres qu'on n'aurait jamais pu faire en France. Je crois que tous les endroits m'intéressent pour jouer, du moment que ça résonne avec quelque chose qui fait sens pour moi, à travers les aventures de la vie, les transformations... Je navigue dans différents réseaux parce que tous les réseaux ont quelque chose d'intéressant et complémentaire.


Tu travailles toujours avec d'autres artistes ?

J'ai aussi fait pas mal de shows solo. J'aime bien être influencée par les autres, créer des choses ensemble, mais à un moment donné je voulais aussi ne faire aucun compromis et partager directement avec les gens, le public, sans intermédiaire, pour pouvoir prendre des risques qui n'impliquent personne d'autre.



Tu disais que le dessin a pris plus de place pour toi il y a quelques années – pourquoi ?

Je dessinais quand même pendant toutes ces années – j'avais toujours mon carnet, et j'écrivais mes voyages avec des croquis. Mais en 2018, quand j'ai perdu ma mère, chanter était très difficile, et il me fallait un autre outil pour me tenir debout. Ça avait été une année assez noire, donc dessiner, avoir des couleurs, c’était essentiel. J’allais au Monoprix acheter des feutres pour enfants à deux balles, et ça me permettait d’avoir un compagnon, une accroche. Donc c’est eux qui ont pris la place.


Tu fais de la peinture, ou seulement du dessin ?

Pour l’instant j’ai vraiment utilisé uniquement des choses que je peux transporter partout avec moi – donc un petit volume, et seulement des outils qui ne demandent ni eau ni torchon ! Avec mon carnet, mes Poscas, mes feutres, je peux travailler partout. Ça a été ça ma ligne.


C'est aussi par souci d'écologie ?

Oui. Pour moi l’écologie – dans le sens vaste du terme – c'est depuis que je suis toute petite. Mes parents étaient sensibles à ce sujet, et donc ça a aussi un peu influencé mes choix… En fait il y a un moment où je me suis interrogée – honnêtement, si je voulais faire le moins de dégâts possibles, je vivrais au bord d'une rivière, avec pratiquement rien, comme dans les monastères... J’ai failli aller dans cette direction, mais finalement j'ai eu le désir de rester dans le monde tel qu'il est fait, et choisir la création artistique pour parler de tout ça... Et pour payer les factures aussi, du coup ! J'essaie quand même de minimiser mon impact sur la planète, d'utiliser des matériaux recyclés, de prendre les transports en commun partout.


J'imagine un peu ton enfance ici, dans ton mobile home... Ça devait être idyllique, non ?

Pour moi oui, c’était idyllique parce je ne vivais pas comme mes grands-parents, qui ont possiblement été éreintés par le travail de la terre... C’est pour ça, d'ailleurs, que j’ai un regard un peu ambivalent – heureusement, bien sûr, que la protection de la planète est passée sur la place publique, mais je comprends aussi qu’il y ait des paysans au labeur depuis des générations qui ont utilisé des pesticides, ou qui ont vendu leurs terres parce qu'ils avaient eu une vie trop dure.


Peut-être que rien n'existe pour rien. On avance ensemble dans un effort commun, complexe et diverse ; et au fond qui peut savoir que quelque chose peut marcher et être une solution pour tout le monde ? Même une dictature verte resterait une dictature. Elle s’arrête. Je pense que j’ai des proches ou des potes qui me diraient : « Ouh là Milou, tu dis ça maintenant, toi ? ».



Pourquoi ?

J’avais peut-être un regard plus univoque il y a quelque temps, plus entièrement rebelle à notre « monde capitaliste », et là, c’est un regard un peu différent. Maintenant j’ai envie de voir ces tendances opposées comme complémentaires plutôt que contradictoires… Moi, il y a des « produits du capitalisme » que j'adore, autant dans la musique, que les arts graphiques, que le cinéma... Des trucs qui me font vibrer ! Mais je suis aussi dans une sensibilité par rapport à l'environnement et au vivant... Alors est-ce qu'on peut dire qu'il y a un absolu, et se battre pour ça, est-ce qu'on oppose juste les grands méchants loups du capitalisme à nous les gentils greens, ou est-ce qu'on essaie de faire différemment ? Je pars un peu dans tous les sens, là, excuse-moi, mais je suis sûre qu'on va arriver quelque part ! Elle rit. J'ai une espèce d’excitation à penser qu'il y a peut-être un autre chemin, et qu’on n’a juste pas encore les cerveaux pour discerner cette possibilité, mais qu'on a la plasticité pour. Qu'on pourra prendre en compte l'infinie diversité du monde, et avancer avec plus de curiosité, sans qu'aucune idéologie ne prenne toute la place. Ça ferait une multitude de petits îlots comme ça, où il y a des gens qui créent de l'intelligence artificielle à côté de ceux qui font de la permaculture... Et sans que l'un ou l'autre ne tire la couverture. Et tu vois, dessiner ça me sert aussi à donner une forme tangible à tout ce cheminement de la pensée qui peut être infini, en fait…


Ça t’aide, coucher tes pensées sur papier ?

Oui, parce que si j’étais tout le temps en train de parler de ce qui est dans ma tête, ça serait insupportable pour tout le monde ! Elle rit. Je me dis qu’il vaut mieux que je me donne un certain espace extérieur où ça se passe, et dont chacun peut ensuite faire ou voir ce qu’il veut…


Donc quand tu dessines, tu exprimes toutes ces pensées de manière consciente, ou est-ce que c’est plutôt une échappatoire ?

C’est un peu les deux. Ça permet de canaliser l’excitation de ma pensée. Et je pense que les couleurs et l’agencement des formes donnent un espace un peu déconstruit et libre pour que ces questions se retrouvent autrement que sous forme de mots ou de réflexion intellectuelle. Donc dans certaines parties de mes dessins, mes pensées apparaissent ; et à d'autres, c'est juste de la vibration. C'est pareil pour la musique et le chant d'ailleurs. Mais ça va toujours être dans le lien et le partage vers l’autre.


Tu planifies ou tu improvises ?

C'est assez rare que je dessine quelque chose de figuratif, le plus souvent je suis dans l’improvisation, où j’accepte ce qui vient. Parfois mon trait accompagne le flot de la pensée agitée, et parfois je laisse les pensées filer... elles se raréfient... j'ai une respiration qui ralentit... et ça devient « méditatif ».



Comme je lui demande de me montrer son travail, Emily déballe son sac... Voilà mes dessins, on va voir s'ils ont bien supporté le voyage… Ça tu vois c’est des cartons de récup' que j’ai trouvé dans la rue. Et puis ça... C’est mon maillot de bain ! Parce qu’on ne sait jamais. Elle rit et pose dans l'herbe quelques-uns de ses dessins, que j'examine avec admiration.


C'est dingue, chaque petit élément est comme un Zentangle ! C’est très graphique, et j’imagine bien aussi le côté méditatif pour toi de te concentrer sur tous ces petits détails.


Oui il y a le côté graphique et méditatif, et le côté un peu illustration. Je suis fan de l’univers de la BD et de l’illustration.Tout ce qui est lié aux histoires, j’adore ça. Je pense que je vais plus aller creuser ces endroits-là que les grandes peintures à l’huile par exemple.



Explique-moi celui-ci ?

Celui-ci est parti de cette union – pour moi, l'intention était d'avoir un homme et une femme, mais ce n'est pas forcément genré. Et ça peut aussi être une seule personne qui contient tout. J’avais envie de dire quelque chose sur la complétude avec l’autre, et la complétude en soi.


Là je vois une terre, et ici un petit village... Tout a une signification ?

Pour la plupart des éléments, oui ; d'autres sont laissés à l’imagination. Et il y a cette façon de voir où tout est relié, où tout a une incidence. La petite maison dans un village, jusqu’au monde virtuel des ordinateurs à Silicon Valley.


Les personnages sont masqués ?

Oui, c'est cette période... Mais le masque n’est pas plein. Alors qu’est-ce qu’on met dans ce masque, qu’est-ce que ça veut dire, et qui est-on après... On n'a pas la réponse, là ! Elle rit.


Tu l'as vécu comment, cette période ?

Je n'étais pas trop perdue, dans le sens que ce n'était pas une rupture pour moi de devoir tricoter avec ce qui advient ou survient dans la vie pour poursuivre mon chemin… Il y a des moments où j’étais seule chez moi quand on était confinés, mais il y a aussi des moments de ma vie où je suis volontairement partie seule... Donc c’était un peu comme d’habitude, sauf que c’était un gros événement au niveau mondial, bien sûr !




Elle continue à éparpiller des dessins dans l'herbe et éclate de rire. C’est un peu le bordel, hein, faut reconnaître… C’est moi spontanée dans mon jus !


C'est de l'impro !

Le geste improvisé c'est vraiment quelque chose qui me tient, autant dans la musique que le spectacle vivant que le dessin. Laisser faire ce qui arrive... Que ce soit un mot, une phrase, ou s'il passe un chien dans le public... Tout d’un coup il y a une histoire qui vient… Et donc là avec mes crayons, je vais y aller comme ça sur le papier. Il y a le plaisir de dessiner, et il y a aussi « Tiens, j’ai quand même envie de raconter ça avec quelques figures, pour pouvoir parler à ces autres collègues humains, leur dire quelque chose un peu précis, ou qui me tient à cœur ». Et aussi par moments j’aime bien laisser une certaine naïveté... Tu vois, il y a un petit côté assez naïf dans mes dessins, assez enfantin.



C'est vrai que celui-ci me rappelle les livres de contes – il y a un trait précis avec beaucoup de détails à observer, mais ça garde une allure assez enfantine. C’est super joli et poétique !

C'était pas gagné pour moi au début de me dire que j’allais montrer cette facette... En tant qu'adulte on pourrait se moquer de cet endroit de pensées un peu simples, qui pourraient être vues comme naïves ou niaises. Mais j’aimerais bien me dire qu'il y a des petits endroits où je m’autorise ça, et puis par ailleurs aller creuser une idée plus complexe – laisser vivre ces deux aspects.



Emily s’assied par terre, et prend le couvercle de sa boîte à dessins pour l'utiliser comme sous-main. Tu vois, on a même une table ! Si c'est pas royal… Elle prend son papier et dispose des feutres et crayons à portée de main dans l’herbe. J’aime bien avoir plein de trucs à disposition… Elle commence à dessiner. Alors là c’est subtil, c'est tout fin – on verra rien sur la photo ! Bon, spécialement pour vous, on va prendre ce feutre... J’adore les gros aplats aussi, qu’il y ait un endroit où c’est hyper simple. Je me fais mes zones à délimiter, comme mes propres coloriages ! Après je repars, tac, j’aime bien avoir plusieurs directions de route… C’est comme dans la nature, en fait, tu suis une liane, et puis il y a tout un coup un gros buisson, et puis ça réapparaît de l’autre côté. Ces temps j’ai bien envie de faire des choses moins organisées, plus... organiques. C'est assez à la mode, ce mot.


Elle fait tout un tas de petits pointillés saccadés en se marrant tout du long. Là, voilà, c'est pour dire que dans la nature, y’a tout plein de petites... De petites bêtes... Et puis des petits... Des petits buissons qui sortent de... on ne sait pas où, dans la forêt vierge… Je me promène dans la forêt vierge là !



Est-ce que tu utilises des techniques que tu as apprises pour le spectacle d'impro, pour pouvoir tirer profit des accidents, gérer ce chien qui passe dans la salle ?

Tirer profit des accidents, oui, ou en tous cas vivre avec. Ça veut dire par moments cacher les accidents, et par moments laisser tout transparent. Prendre en compte et jouer avec ce qui n’est pas planifié. Et puis voir à la fin où ça aboutit. Comme dans mes spectacles, oui...


Comment est-ce que tu gères l'angoisse de l'impro ?

Elle continue à dessiner en riant... Pour te dire, là, je ne gère plus rien du tout ! Heureusement que les primevères sont là, hein, pour s’accrocher à quelque chose ! Non, bien sûr, il y a des moments de très grande anxiété émotionnelle par rapport à tout ça... Mais en même temps, on est toujours vivant, t'es pas obligée de rester tout le temps dans l'anxiété. Parfois je vais dans cette direction, vers « là où je ne sais pas », de manière assez sereine, et ça j'aime bien. C’est une de mes options, mais je ne la prends pas tout le temps. Des fois je continue à flipper un peu, et c'est pareil pour le dessin – parce qu'il y a un moment où il sera vu par des gens qui ont un avis... Des fois je m’en fous, et des fois ça va m’importer.


Comment est-ce que tu vois ton avenir ?

Ce qui est sûr c’est que je me vois continuer à chanter, à dessiner, à faire de la musique et du spectacle, et garder le lien à la terre. Peut-être avoir des périodes de la vie où je vais plus à fond dans une discipline pour approfondir avec ces outils-là – faire des grands formats de dessins, par exemple, essayer différentes techniques, et faire un peu moins de musique… Et puis à d’autres moments, faire un album de musique, donc dessiner peut-être juste un peu. Et prendre soin d'un enfant et de son père. En me disant que j’ai encore 40 ans devant moi pour explorer tout ça... Donc on verra ce que ça donne à la fin !


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